La démarche est singulière dans un univers culinaire traditionnellement normé. Cette standardisation du paysage culinaire mondial a été façonnée depuis le début du 20e siècle par le Guide Michelin. Le livre rouge a étendu son influence à de nombreux pays en classant simplement les meilleurs restaurants de 1 à 3 étoiles et en imposant des codes rigides qui régissent ce que doit être une grande table, de la cuisine au service en salle. Le Michelin a inspiré de nombreux autres guides culinaires qui ont eux aussi cherché à classifier, ranger, ordonner, mesurer les restaurants et les chefs. Comme de nombreux cuisiniers apparus ces dernières années, Alexandre Gauthier a tracé sa propre route hors des codes imposés par les guides. Le décorum propre aux maisons gastronomiques prestigieuses a été chez lui gommé. Il a cherché à raconter sa propre histoire, le plus directement possible, sans artifice, sans aucun obstacle. C'est certainement la raison d'être de sa cuisine entièrement ouverte sur la salle. L'idée n'est pas nouvelle mais à La Grenouillère, elle a été exécutée d'une manière très originale. La cuisine magnifique où officie chaque soir la dizaine de cuisiniers est à la fois grande ouverte et pourtant éloignée de la salle de restaurant. Elle est aussi placée dans une demi-pénombre qui la dissimule légèrement des regards. Elle s'installe donc comme un arrière-plan constant, comme un décor vivant de la pièce qui va être jouée à la table des clients. C'est une preuve évidente de l'envie de Gauthier de scénariser le moment passé dans son restaurant.
Cette démarche est partagée par les cuisiniers de l'avant-garde actuelle. René Redzepi au Noma à Copenhague, Magnus Nilsson à Faviken en Suède, pour ne citer qu'eux, proposent également des restaurants-expériences, débarrassés des conventions inutiles pour offrir au client un moment intense de plaisir et de sensations. Grâce à ces chefs jeunes et décomplexés, on assiste ainsi ces dernières années à un renouveau du restaurant gastronomique. Le luxe étincelant a peu à peu cédé la place au sensoriel. Le chef Alain Ducasse parle volontiers des "ingrédients qui portent les sentiments" pour les distinguer des ustensiles ou des produits alimentaires qui ne sont là que pour le décorum. Gauthier adopte la même démarche : un couteau au manche en bois rustique fait à la main vaut bien mieux qu'une pièce d'argenterie polie et standardisée. Chez lui, les assiettes émaillées et réalisées selon la technique japonaise Raku sont craquelées, brisées, morcelées. Cette diversité lui convient bien. Elle est pourtant aux antipodes des grandes tables classiques qui ont depuis toujours eu recours à l'opulence sublime de la vaisselle de Limoges. Gauthier aime l'accident et l'inattendu alors que la cuisine gastronomique classique s'efforce chaque jour de reproduire des gestes semblables. Ce faisant, il s'inscrit pleinement dans ce nouvel ordre de cuisine mondial qui met en avant l'expérience, l'étonnement et la sensibilité. Il vit avec son temps et son restaurant correspond parfaitement aux attentes de ses clients qui cherchent à être les acteurs de moments forts et inattendus plutôt que d'être les spectateurs d'un ballet luxueux et par moments désuet.
A chaque instant, Alexandre Gauthier veut offrir à ses visiteurs la possibilité de prendre du temps pour s'apercevoir de ces fameux riens qui font tout. Il offre une respiration. Dans la nature. Hors du temps. Au plus près de ses sens. A l'évidence, la définition même du plaisir.
Framboise givrée, zan et coquelicots
Grenouilles grillées, brocoli et basilic
Saint-jacques, radis noir