La nourriture a également une signification symbolique. Nous ne mangeons pas seulement pour vivre, mais aussi pour devenir quelqu’un. Des consommateurs américains de la classe moyenne, par exemple, sont prêts à dépenser plus de trente dollars pour un demi-kilo de fromage vieilli de fabrication artisanale (dont des fromagers espérent tirer un revenu) parce qu’ils n’achètent pas seulement un aliment de subsistance pour ce prix. Ils achètent l’expérience et le plaisir d’un goût unique, le statut de connaisseur ou encore la preuve de leur soutien éclairé à un artisanat local ou à une petite institution de production laitière menacée. Comme les anthropologues l’ont longtemps soutenu, la valeur que les gens tirent de la consommation d’aliments dépasse de loin les seules mesures quantitatives, que ce soit en calories ou en grammes, en dollars ou en cents.
On peut dire la même chose de la production d'aliments. Alors que le fromage artisanal génère sans aucun doute plaisir gustatif et capital culturel pour ceux qui le consomment, le présent essai explore les valeurs générées par la fabrication du fromage chez ceux qui le produisent pour le vendre. Au centre de ces valeurs, il y a le plaisir, bien qu’il ne soit pas absolu.
Au début des années 2000, j’ai commencé à remarquer à New York City des fromages de type européen, soigneusement vieillis, aux croûtes naturelles et souvent fabriqués à la main aux États-Unis, à partir de lait non pasteurisé. Ces fromages n’existaient pas dans mon enfance, dans les années 1970. D’où venaient-ils ? Qui les fabriquait ? Quelle sorte de vie l’artisanat permettait-il de mener aujourd’hui aux États-Unis ? Ma curiosité a ouvert la voie à un projet de recherche ethnographique sur plusieurs années qui a abouti à la publication d’un livre en 2013, The Life of Cheese : Crafting Food and Value in America (La vie du fromage : l’artisanat alimentaire et sa valeur en Amérique - University of California Press).
En les visitant, en les observant et en travaillant à leurs côtés, en interviewant les personnes qui produisent du fromage de façon artisanale à travers les États-Unis, j’en suis venue à comprendre que la vie et la manière de vivre de ces artisans fromagers sont aussi variées —aussi peu standardisées— que la «vie» du fromage. La plupart n’ont pas voulu fabriquer du fromage commercial par seul amour du fromage; le fromage représente pour eux un moyen pour parvenir à d’autres fins — à d’autres plaisirs et d’autres amours.
Depuis le début des années 1980, quelques anciens hippies partis vivre à la campagne élever des chèvres et faire du fromage frais dans le cadre du mouvement de retour à la terre, ont fait agréer leurs fromageries afin de vendre leur fromage par le biais de coopératives ou dans des restaurants locaux. Faire du fromage leur procurait un modeste revenu qui compensait les coûts de l’élevage de leurs chèvres dont ils avaient appris à aimer la compagnie et la personnalité. Alors que dans le Vermont, ce sont plutôt les chèvres qui sont des objets courants d’affection, David et Cindy Major sont venus à la fabrication du fromage avec pour objectif de gagner leur vie grâce au troupeau de moutons que la famille de David entretient depuis deux décennies, à la fois comme animaux de compagnie et comme source de viande et de laine. Fermier fromager depuis quinze ans, David préfère cependant toujours son «travail de berger» — être dehors dans les prairies vallonnées avec ses moutons. Après chaque traite, il déplace les clôtures en plastique au gré des pâturages les plus gras. Si ce souci pastoral améliore ainsi la qualité de la saveur du fromage de son troupeau du Vermont, c’est d’abord et avant tout ce genre de vie que David aime.
Alors que la première vague d’Américains revenus à la fabrication du fromage se trouvait parmi les fermiers, enracinés dans la terre et soucieux de valoriser l’autonomie de leur mode de vie rural, les décennies suivantes ont vu une augmentation de fromagers qui se considèrent d’abord comme des artisans créateurs. Greg Bernhardt a ainsi expliqué à l’audience des meetings de l’American Cheese Society, en 2007, que lui et sa femme, Hannah Sessions, en fondant leur ferme Blue Ledge, n’avaient pas pour seul but l’agriculture mais poursuivaient une certaine façon de vivre. «Nous voulions faire quelque chose de créatif de notre vie, quelque chose d’intéressant. Nous ne voulions pas simplement livrer du lait [à une usine de traitement]… Faire du fromage, nous le sentions, serait intéressant.» Les artisans décident d’un design esthétique et dirigent des processus de production. Leur travail est manuel, engagé, non aliéné.
Magique est le mot utilisé par les fromagers pour décrire l’émerveillement qu’ils éprouvent au sujet de la transformation du lait en fromage.
Beaucoup de fromagers tirent une satisfaction primaire de l’expérience créative, tactile et même sensuelle de transformer du lait en une variété apparemment infinie de fromages. Une fromagère de l’état de New York m’a dit :
«Ce que je préfère dans le processus de fabrication du fromage, c’est le brassage du caillé. J’adore le faire. Je mets un débardeur, comme ça je peux mettre les bras jusque là [en indiquant le haut de son bras] dans le caillé. J’adore ça. Le lait de brebis donne un caillé vraiment dense, mousseux. C’est comme ajouter à une pâte des blancs d’œufs en neige. Il faut y aller très doucement au début, on acquiert vraiment un double sens sur la façon dont le caillé change quand la température augmente et que le petit-lait est expulsé. C’est juste une question d’apprentissage pour y arriver. Mais vous ne pouvez pas faire autre chose en même temps pendant les vingt à cinquante minutes que ça dure, c’est comme ça. Pour moi, c’est comme une thérapie. Vous savez, je ne peux même pas répondre au téléphone… »
Une ancienne dirigeante d’entreprise qui fabrique du fromage dans sa ferme du Wisconsin parle avec reconnaissance de la concentration exclusive que réclame son travail, «Vous en oubliez tout discernement, tout bon sens.» Une autre fromagère compare la fabrication du fromage à un marathon: «L’adrénaline s’accumule, vous devez être en permanence conscient du moment.» «Cette pression, ajoute-t-elle, empêche de ressentir l’ennui que pourrait inspirer ce travail qui semble répétitif.» Les deux femmes disent se sentir soulevées par le «flow» de conscience engagée et d’attention que l’acte de faire du fromage réclame. Ici, le plaisir que le fromage procure ne réside pas tant dans le fait de le manger que dans l’acte de le fabriquer.
Magique est le mot utilisé par les fromagers pour décrire l’émerveillement qu’ils éprouvent au sujet de la transformation du lait en fromage. «Tu chauffes du lait, tu ajoutes un petit peu de cela, une pincée de ceci, tu mélanges, tu laisses reposer — et la magie [le caillage] fait le reste.» Un fromager de Californie m’a dit:
«Je définirais le travail artisanal par le souci du détail. Je pense que c’est quand on supervise soi-même toutes les étapes de la production que l’amour se développe. Je parle parfois de faire l’amour au fromage parce que quand vous êtes assis avec vos bras dans le bac, pour séparer le caillé du petit-lait —je suis photographe et j’ai l’habitude de faire des photographies professionnelles— regarder le fromage se cailler et le caillé émerger du petit-lait, c’est comme développer une photo dans une chambre noire.»
À côté de la «magie» du caillage et de la fermentation, le savoir-faire artisanal de la fabrication du fromage exige de savoir résoudre les problèmes. Comme l’explique un fromager avec plus d’une douzaine d’années d’expérience:
«J’aime résoudre les problèmes et … sauver le fromage. Tous les fromagers vous diront que rien n’arrive par hasard, que la moindre variation du lait, des conditions météos va changer votre fromage. Alors vous attendez que le fromage se fasse — il veut toujours être différent et vous vous battez pour avoir le fromage parfait que vous essayez de produire. C’est donc là que le fromager intervient et dit, ‘Je vais le faire un peu différemment aujourd’hui. Je vais essayer de compenser ce qui se passe.’ … Vous essayez de faire un ajustement et de rattraper un fromage que vous sentez vous échapper, échapper aux paramètres que vous essayez d’appliquer et j’adore ça.»
L’économie n’était pas notre priorité, malheureusement. C’était la fabrication du fromage et son insaisissable mystère qui nous intéressaient.
Faire du bon fromage, lot après lot, saison après saison, est difficile. Les fromagers tirent à juste titre leur satisfaction personnelle de leurs efforts pour perfectionner leur art. Et en outre, leur satisfaction du travail bien fait est multipliée par le fait qu’ils créent un aliment qui sera consommé — goûté, mangé, apprécié, incorporé — par d’autres. Écoutez cette troisième génération de fromagers décrire le plaisir d’étirer à la main des boules de mozzarella fraiche.
«J’aime vraiment faire du fromage. On en apprend beaucoup en faisant des erreurs et parfois, on se tourmente pour quelque chose qui ne fonctionne pas. Et quand on a enfin trouvé la solution, cela signifie vraiment beaucoup. Si on y réfléchit et avec tout le dur travail que l’on abat, c’est son propre cœur qu’on met dedans. Tous ceux qui font du fromage veulent qu’il soit le meilleur et pas seulement pour eux-mêmes, mais pour les autres. Quand on produit un morceau de fromage, c’est un morceau de soi-même qu’on a mis dedans.»