Mise en scène de l’appétit
La mise en scène de l’appétit, qu’il soit vorace ou défaillant, est l’un des ressorts métaphoriques servant la tension dramatique d’une œuvre cinématographique. Tour d’horizon de quelques célèbres scènes de repas du grand-écran français.
«Quand l’appétit va, tout va!» chantent en chœur Astérix et Obélix dans un film d’animation1 de 1968 où l’on peut voir les deux héros gaulois gambader joyeusement dans un décor psychédélique, entre sangliers rôtis et monumentales tranches de gâteaux. Voici l’image positive du bel appétit: celui qui donne des forces physiques et du baume au cœur. Et les personnages de gourmands ou de gastronomes, invariablement associés aux bons vivants (qui peuvent croquer la vie à pleines dents, dévorer un livre ou avaler les difficultés), sont toujours sympathiques. Pensons au truculent Gérard incarné par Eddy Mitchell dans Le Bonheur est dans le Pré d’Etienne Chatiliez2 À son ami Francis qui l’accuse de ne penser «qu’à bouffer», il rétorque gaiement: «Eh oui, je suis un mec simple! J’aime les choses de la vie!».
Mais à côté des bons vivants qui «personnifient l’appétit» et «donnent envie», comme les décrit Vincent Chenille dans son ouvrage sur le plaisir gastronomique au cinéma,3 comment sont perçus les personnages frappés d’inappétence et de nausées? Avec suspicion, comme en témoigne une fois encore la tirade de Gérard à Nicole (une femme affectée et rabat-joie) dans Le bonheur est dans le pré, lors d’une scène de repas au restaurant: «Ici on ne prend pas des brocolis cuits à l’eau de Vittel; on prend du plaisir. Du plaisir! Vous connaissez ce mot?». La mise en scène du manque d’appétit suggère donc une incapacité à se réjouir. Ce que le personnage de Nicole incarne ici, «c’est le drame du corps digestif qui par ses organes traduit la morosité, l’émotion, l’angoisse …»4.
Manque d’appétit et ennui
Dans Peau d’Ane5 de Jacques Demy, le prince charmant incarne la figure du jeune homme mélancolique qui s’ennuie de n’avoir pas trouvé l’amour. Dans la première partie du film, lors d’un banquet campagnard, le voici dans la posture consacrée du mélancolique, avachi à table, la main sous le menton:
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Vous n’avez rien mangé monseigneur…
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Je n’ai pas faim.
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Quelque chose vous ennuie? Quelqu’un?
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Je pensais au monde et à ses bizarreries.
Lorsqu’il découvre enfin Peau d’Âne dans ses atours de princesse, il en tombe fou amoureux mais, ne pouvant l’avoir, reste trois jours sans manger. Si le prince affirme à son père qu’il «n’a goût à rien», c’est qu’il ne souhaite qu’une chose: un gâteau fait de la main de sa belle. Le «cake d’amour» – symbole des sentiments du prince – sera dévoré par lui goulûment. Cet empressement vorace de l’amoureux fou ne fera que confirmer le diagnostic qu’avaient prononcé les médecins lorsqu’il ne mangeait pas: «le prince se meurt d’amour». Suite à cet excès alimentaire, le prince s’endort et s’imagine, marchant main dans la main avec Peau d’Âne dans la nature: on y voit le couple se jeter sur un buffet champêtre en se jurant de s’aimer et de se «gaver de pâtisseries», métaphore appétissante de la vie à deux.
Refus de s’alimenter et secrets de famille
Pour le réalisateur Bertrand Tavernier, «c’est dans les repas que l’on se dit des choses qui comptent».6 Et, à quelques exceptions près − François Truffaut avait horreur qu’on lui «parle de nourriture»−, les scènes où l’on mange sont légion. Comme le rappelle Nathalie Héron, «le rapport des personnages à la nourriture révèle toujours plus que ce qui est montré, donnant au spectateur le plaisir de l’imaginer. Car se nourrir, ce n’est pas seulement satisfaire un besoin élémentaire, c’est le lieu premier du désir, qui humanise notre relation à la nourriture et donne le goût de la vie».7 Alors, que signifie, dans ces scènes, le refus de s’alimenter?
Dans La vie est un long fleuve tranquille8, sous les aspects légers de comédie de mœurs, Etienne Chatiliez met en scène la réalité crue d’une identité contrariée. Bernadette, la fille des Le Quesnoy, famille catholique et bourgeoise, apprend à 12 ans qu’elle a été échangée à sa naissance avec un autre petit garçon et qu’elle appartient en réalité à la famille Groseille, dépeinte de manière stéréotypée comme une famille de classe populaire.
Au cours d’un repas – d’autant plus important qu’il symbolise dans la famille Le Quesnoy un moment d’éducation9 – Bernadette, silencieuse, verse lentement son assiette de soupe sur la nappe blanche pour faire comprendre à ses parents «adoptifs» qu’elle est au courant de la situation. Dans un silence de mort, le liquide se déverse, et les parents, interdits, se regardent. Si «le temps et l’espace du repas sont encore à considérer comme une scène de structuration identitaire fondamentale»10, on peut se souvenir que «jusqu’au XVIIIe siècle, le mot “nourriture” signifie aussi “éducation”; et le verbe “nourrir”, “élever”».11 Ainsi, cette soupe qui se répand semble remettre en cause le rôle nourricier des Le Quesnoy et par là même, leur identité de parents. La soupe déversée parle au nom de Bernadette et semble dire: «je ne suis pas de votre famille, vous ne me nourrissez plus». Verdâtre et épais, le liquide évoque un vomissement. La soupe renversée devient langage tandis que l’enfant reste muette. Si «passer à table» c’est avouer dans l’expression populaire, la nourriture refusée devient le symbole criant de situations inavouables.
Nourriture comme médecine de l’âme
Inappétence et fringale (Peau d’Âne), grève de la faim et repas bourgeois (La Vie est un long fleuve tranquille), la métaphore alimentaire ne semble trouver sa juste expression que dans les contrastes, et la solution aux maux semble bien résider dans le fait de retrouver de l’appétit.
Dans Le Bonheur est dans le Pré, Francis, incarné par Michel Serrault, est heureux quand il mange, et mange parce qu’il est heureux. Par contraste, il vit ses défaites en perdant l’appétit. Ainsi, quand Gérard rend visite à Francis hospitalisé après un malaise vagal, il dévoile un plat de rognons sous cloche et une bouteille de Bordeaux en criant «Acabi, Acaba!». Et comme par magie, Francis retrouve des couleurs et son envie de rire. Vers la fin du film, suite à un deuxième malaise dû au stress, c’est un verre d’armagnac qui le sauve: «C’est la vie, c’est le feu: ça réveillerait un mort!». La nourriture devient médecine de l’âme et s’alimenter, un synonyme de résurrection.