La première étape permettant à l’humanité de se libérer de la faim a été la compréhension scientifique des pratiques empiriques millénaires de conservation et la découverte des processus chimiques de la dégradation des aliments. Au niveau technique, Nicolas Appert(2) rendait public au début du XIXe siècle son invention de conserves de verre(3). Il prétendait qu’elles seraient une assurance contre la disette(4) et que la régulation du marché et le ravitaillement continu allaient être enfin une réalité(5). Il a fallu encore attendre un siècle et demi pour que cette prophétie se concrétise dans les pays industrialisés grâce, notamment, à la mécanisation de la conservation.
Surplus alimentaire aux mains des dirigeants
Autrefois, la conservation de la nourriture était «le moyen le plus efficace de garantir la survie»(6) en réduisant l’altération des aliments pour en disposer le plus longtemps possible. Face à l’hiver, les chasseurs de la Préhistoire pouvaient continuer de traquer le gibier mais devaient certainement déjà disposer de réserves, à l’instar du pemmican des tribus amérindiennes. Avec l’apparition de l’agriculture et la sédentarisation qu’elle provoqua, il devint indispensable de maîtriser le stockage des aliments produits en surplus(7). Privées dans chaque maisonnée(8), mais souvent accaparées et contrôlées par les pouvoirs en place, les réserves alimentaires étaient déterminantes en temps de crise dans le destin des différentes classes sociales.
Du pain pour maîtriser le peuple
En réalité, jusqu’au XXe siècle, qui possédait la terre pouvait disposer de l’approvisionnement nécessaire(9), mais devait aussi avoir la capacité de le conserver. Au contraire des paysans sans terre qui avaient la possibilité de se replier sur les ressources de la nature(10), les populations pauvres des villes ne pouvaient que difficilement faire des réserves et la faim les poussait à la révolte. Dans la Rome antique, en distribuant du pain au peuple, les élites voulaient éviter les troubles sociaux. Au Moyen Age, si les citadins disposaient, déjà, de toute une offre de prêt-à-manger(11), celle-ci se tarissait ou renchérissait en période de crise et les émeutes faisaient trembler les édiles au pouvoir.